Voilà quelques temps que j’ai un oeil sur les canyons du massifs de l’Estrop. L’an dernier, déjà, j’avais pu faire Male Vesse avec Yannick et Aurélien. Cette année, je lorgnais son vallon voisin appelé non sans euphémisme le ravin de Bussing.
Dans la catégorie des canyons de plus de 1000m de dénivelée, nous n’avons pas beaucoup de prétendants dans la région. Je ne pense pas me tromper en disant que seuls Male Vesse, la Bendola et le Bussing remplissent cette condition. Il ne me restait que le Bussing à explorer : c’est fait !
Le Bussing résonne dans l’oreille du canyoneur averti comme une promesse d’aventure, de dangers. En effet, l’environnement, la technicité et la difficulté pour obtenir les conditions nécessaires à sa descente ne sont pas à prendre à la légère.
Question environnement et conditions, on a affaire à un gros ravin bordé de pentes abruptes et de falaises. Pas question d’échappatoire, même si les encaissement sont relativement peu prononcés. Le canyon démarre à quasiment 2700m d’altitude, il faut donc composer avec la présence de névés même à la fin de l’été. Bref, un milieu que l’on peut qualifier de sauvage sans vraiment se tromper.
Question technicité, l’équipement en place est soumis chaque année à très rude épreuve. Il faut donc s’attendre à devoir rééquiper quelques relais : trousse à spits obligatoire. Suivant la quantité de neige durant l’hiver et la période, il faut également s’attendre à devoir utiliser les techniques d’alpinisme liées à la neige et à la glace : piolets et crampons obligatoires. La cascade la plus grande fait tout de même 125m, fractionnée en 3 : grandes cordes nécessaires. Bref, les sacs sont lourds et quand on a 3h30 de marche d’approche et 1250m de dénivelée à franchir, le moindre kilo supplémentaire compte ! Voilà, j’ai planté le décor.
A la fin de l’été, il faut bien l’avouer, l’envie de faire du « canyon client » s’étiole quelque peu. J’ai toujours besoin de raviver la flamme avec quelques quelques projets hors normes, histoire de changer de la Maglia. Le plus dur étant toujours de trouver le temps et une équipe motivée. La date était toute choisie, le seul dimanche de septembre de libre : le 28. Début du mois, je commence à chercher du monde. Avant tout, il me faut un équipier de confiance pour un canyon d’une telle ampleur. Celui qui ne craquera pas en cas de gros pépin. J’en connais deux, mais l’un sera en Italie à ce moment, en train de s’envoyer d’autres gros morceaux canyonistiques. Reste Yannick, avec qui j’ai déjà fait Male Vesse, un trip grenoblois au printemps et pas mal de longues journées dans le 06. Je le sais physiquement increvable, sûr de lui, et d’une efficacité redoutable, même si côté manips de corde, on ne peut pas dire qu’on ait été à la même école.
Dans le même souffle, je propose à Gwendal, grimpeur sans renom et farceur reconnu. Une expérience correcte en canyon, on avait fait une excellente journée sous gros débit ensemble il y a deux ans. Peur de rien, mais plus consciencieux que Yannick et quelques notions d’alpi à son actif. C’est notre Joker en cas de Passage de névé compliqué.
Bien sûr, une telle expé demande une touche féminine. J’ai donc proposé à notre célèbre Anaïs, partenaire que ceux qui lisent un peu ce blog connaissent déjà. Anaïs, je sais qu’elle avance bien, qu’elle ne panique pas sous le danger. Moins efficace que les deux garçons précédents, mais largement plus calée en manips. Et la douceur dans ce monde de chutes.
Manu ayant refusé l’invitation sous un prétexte fallacieux (qu’il regrettera à vie désormais), c’est Alex qui le remplacera. Alex, c’est le pro de la manip. C’est un vrai spéléo, tout plein de matos qui pend à son baudrier. Trop perfectionniste pour être rapide, c’est l’inverse de Yannick, mais notre Joker secours et rééquipement. Nous avions eu l’occasion de canyonner ensemble à plusieurs reprises, notamment dans Chichin, et je sais que c’est un bon atout.
Voilà donc tout ce petit monde réuni derrière un leader autoproclamé se proclamant fier de son équipe hétérogène et hétéroclite, chacun ayant ses points forts et ses points faibles. Finalement, mon rôle à moi aura été de souder l’équipe, de lui donner confiance et de conserver le moral au beau fixe, de faire en sorte que chacun trouve sa place en cohésion avec les autres. L’air de rien, ce n’est pas si simple et ça peut s’avérer fichtrement important.
Après un échange de quelques mails et coups de fil, tout est prêt. Chacun sait ce qu’il doit apporter (Anaïs et Alex se chargent de la majorité de l’équipement canyon et secours) et nous partons le samedi soir pour une nuit dans la vallée de la haute Bléone, directement sur le parking du canyon, juste en face du petit hameau de Saume Longe. On se connait déjà tous plus ou moins, le contact passe bien (Gwen est assez calme dans ses élans facétieux), les bières circulent et le réveil est réglé à 5h du mat.
Nous nous réveillons plus ou moins péniblement. Comme à mon habitude, tout excité à l’idée de la journée mémorable qui s’annonce, je suis le premier debout et je me charge du café. Les sacs sont prêts depuis la veille et les derniers préparatifs sont rapides, même s’il aura fallu du temps à certains pour sortir du duvet. Nous sommes surpris par le froid. Nous sommes tout de même à 1450m d’altitude et les polaires sont de mise. Je ne me sens pas de partir en T-shirt, je dois vieillir… La lune est pleine et les frontales sont inutiles car le ciel est dégagé. Nous attaquons la marche d’approche à 6h. C’est parti pour 10h d’efforts.
Les difficultés arrivent progressivement. Ca monte de plus en plus raide dans un terrain de plus en plus compliqué. Piste, puis chemin, puis trace, puis rien. En 1h, nous arrivons au col qui surplombe le canyon. Vue impressionnante. Tout en amont, un gros névé est visible mais il semble que nous rentrons dans le vallon juste dessous. Nous continuons l’ascension par crêtes et pentes et c’est 2h30 et une vingtaine de bouquetins plus tard que nous arrivons au point culminant avec vue plongeante sur notre objectif. Le topo nous avait prévenu : ça claque. Nous sommes sur une crête, sur le bord gauche d’un grand cirque en demi-cercle dominé par de belles barres rocheuses. Les pentes sont raides et grises, le tout d’un sombre laid et grandiose à la fois. Au fond du cirque, là où le regard est irrémédiablement porté : le sourire tordu du canyon semble nous narguer. C’est maintenant que les difficultés commencent car il va falloir descendre dans ces pentes scabreuses et délitées.
Yannick, en bon éclaireur, se charge de trouver l’itinéraire le moins compliqué pour atteindre un petit affluent, point de départ des premiers rappels qui nous permettront de prendre pied dans le collecteur, juste sous le névé aperçu depuis le col. De ma crête où j’attends sagement Alex qui traîne un peu la patte dans la dernière montée, j’observe Yannick qui se déplace, tout à fait à son aise dans cet environnement où la vie semble avoir déserté : petite tâche colorée et gambadant au milieu du gris des roches, brisure dans la monochromie. Très vite, il atteint le haut de l’affluent et attaque de descendre droit dans la pente juste à droite de celui-ci. De là où je suis, c’est impressionnant. Anaïs et Gwen suivent prudemment. Au bord du canyon, je vois Yannick hésiter puis finalement pousser un cri de victoire : il a trouvé les premiers amarrages !
Pendant ce temps, Alex me rejoignait. Physiquement, il peine (mais on a marché vite, une heure de moins que ce que prévoit le topo). Il a fait une mauvaise glissade dans la montée et s’est fait une petite frayeur. Il m’explique qu’il a les jambes en coton et ce qu’il voit derrière la crête n’est pas là pour le rassurer. Il commence à douter. Après quelques minutes de repos et un Twix, le soleil pointe le bout de son nez. On en profite quelques secondes car on sait que plus bas, on ne le reverra pas de si peu. Il rassure Alex et j’essaie d’en faire autant. Il n’est pas à l’aise, a peur de nous retarder. Je lui explique que nous sommes largement dans les temps, que devant, ce sont des machines, que la descente qui nous attend est plus impressionnante que difficile et que ce sera le plus dur à passer pour lui parce qu’après, dans le canyon, on retrouvera un environnement plus familier. Je fais mouche. On commence la descente vers les autres, patiemment installés sur une vire et se préparant à l’assaut. Ça prend le temps qu’il faut, mais nous les rejoignons finalement. Nous sommes sur la même base de temps que le topo. Tout va bien.
Il est grand temps de s’équiper, ranger les bidons au mieux possible (on a pris trop de fringues et trop de bouffe !), d’enkiter les cordes et d’attaquer la première cascades. L’affluent est réputé généralement sec. Pour nous, il coule. Ca promet un peu plus d’eau que prévue dans le collecteur et ce n’est pas pour me déplaire car le Bussing n’est pas un canyon aquatique. Si on se fait un peu mouiller sous cascade, c’est toujours plus amusant.
Je suis le premier sur la corde, installée sur la corde par Yannick. Nous avons deux fractio à passer pour une cascade de 85m. Noeud en bout de corde, système débrayable ? OK, je descends jusqu’à apercevoir le relais suivant. Il fait peur : un point à moitié sorti, une plaquette tordue… Ça tiendra bien ! Anaïs me rejoint, j’équipe la suite et elle descend jusqu’au fractio suivant. A cet instant, une neige fine et éparse commence à nous tomber dessus. Inquiets, les regards se portent au ciel : toujours dégagé ! C’est étonnant et c’est tant mieux, aucun danger météorologique dans l’immédiat. La neige s’est déjà arrêtée.
Un rappel plus loin, et le premier d’entre nous pose les pieds dans le collecteur. Nous y voilà. Nous enchainons alors les rappels faciles dans cette partie appelée le frigo. Nous n’avons pas froid, l’équipe se rode bien. Yannick me tonche une corde, petit rappel à l’ordre : on ne bourrine pas, on débraye systématiquement. On fait gaffe quoi ! Et très vite, nous voici à la difficulté principale : la cascade de 125m. 2 fractio : un à 15m, juste après le cassé sommital, l’autre 55m après le premier. Je me lance après un rapide briefing avec Yannick qui s’installera au deuxième relais. Anaïs me débraye. Avec 120m sous la jupe, ça fait des papouilles dans le bidon ! J’atteins le relais, ni très confortable, ni très propre : un piton, un spit, reliés par une corde et quelques vieilles sangles. La place pour 2 tout juste, en se marchant sur les pieds. Je me cale au mieux possible et je commence à installer la suite. Yannick me rejoint et file 55m plus bas. Ca ne frotte pas, c’est déjà ça. Deux coups de sifflet et les équipiers déboulent les uns après les autres. On va vite mais ça parpine. La roche est délitée et Gwen fait partir un caillou de la taille d’un cubis de mauvais rouge. Sans conséquence heureusement. Peu après, Anaïs prend pied au bas de la cascade, 110m sous moi. Tout a l’air de bien se passer. Alex ferme la marche. Il a repris son assurance. On rappelle, ça vient. Il descend, je le suis. Avec Yannick, on rappelle la 55. C’est dur mais ça vient encore. Le plus dur est fait. Je file dessous et m’écarte pour regarder le gros morceau qu’on vient de descendre : c’est beau !
Dès lors, il ne nous reste plus que des cascades faciles. Si on fait gaffe aux frottements et à nos installations, on ne devrait pas avoir de problème. On passe sous un énorme névé écroulé en son milieu. Dessous, dessus, dessous. Il dégouline, il est suffisamment fissuré pour y voir le jour au travers. On sent qu’il ne va pas tarder à s’affaisser alors on ne traine pas dessous, malgré la majesté du lieu. La météo tourne un peu. Le soleil joue à cache-cache (ceux qui ne l’on pas reçu sur la crête ne l’ont pas vu depuis la veille !), on se prend quelques gouttes de temps en temps et les sommets se sont couverts de brume. Rien d’orageux cependant. Mais on ne prend pas le temps de regarder les petites fleurs. Surtout Yannick qui file devant dans cette partie que l’on appelle le glacier noir. Il installe sa corde, descend, attend le suivant, récupère son kit et avance jusqu’à la cascade suivante. Ainsi de suite. Comme à son habitude, il ne fait pas dans la finesse alors je dois souvent reprendre son installation pour optimiser la sécurité. Tout le monde est au point, mais avec la fatigue qui s’accumule, une erreur est vite arrivée. On perd un peu du temps, et ceux à l’arrière ne font qu’enkiter les cordes, tâche peu valorisante. Enfin le soleil atteint le fond du vallon, nous en profitons pour faire une pause, manger une bonne partie de ce que nous transportons dans les bidons, et debriefer sur notre organisation qui ne convient pas. Il est tout juste 13h, et nous sommes déjà au début de la partie médiane. La météo est correcte, nous sommes en avance sur le planning (3h contre 5h topo dans la partie amont). Ce qu’il nous reste à faire est donné en 3h. Je nous l’estime à 1h30 (et avec justesse).
Lorsqu’on s’arrête, le froid se rappelle à nous. Alors on reprend notre route. Tout le monde avance bien. Personne ne flanche avec la fatigue qui nous serre les genoux. Malgré les provisions dans nos ventres, les sacs ne paraissent pas plus légers. Mais la partie médiane est agréable. Les cascades sont belles, les encaissements parfois profonds et la végétation est réapparue autour de nous, ce qui rend l’environnement moins oppressant. On profite plus. Tout le monde se met à équiper grâce à un Yannick qui a pris le pas du groupe. Gwen coince une corde d’ailleurs mais rien de grave. Il cafouille aussi sur la dernière cascade mais nous rectifions sans stress. Et déjà, c’est terminé ! Cette partie sera passée en un éclair tant nous avons été efficaces. Il est 15h quand nous repérons le grand cairn annonçant le sentier de sortie qui lui, pour la peine, n’est presque pas visible. 45min plus tard, nous sommes aux voitures. Fatigués et heureux, sortant de nos gangues de néoprène pour enfin remettre nos fesses au sec avant de décapsuler et partager une ultime Grim.
L’équipe a super bien fonctionné et les petites difficultés physiques et psychiques ont facilement été surmontées. Il est tant de reprendre la route vers nos responsabilités respectives, mais avec cette petite touche de légèreté qui nous prend quand on sait qu’on vient de vivre un moment fort. Merci les gars, c’était au top ! Vivement la prochaine fois. Des projets, j’en ai encore plein la caboche.